Encrochat, SkyECC et maintenant, Telegram.
Aux yeux du monde, la justice et les équipes d’enquête françaises se sont distinguées ces dernières années par d’intenses coups de butoir contre les services de messageries sécurisées et leurs créateurs.
Dans le dernier état, c’est donc l’arrestation et la mise en examen de Pavel Durov, créateur et dirigeant de la célèbre messagerie Telegram, qui a défrayé la chronique judiciaire.
Alors que ces messageries existent dans la plupart des pays du monde, le fait que la France soit à chaque fois l’origine des poursuites ne doit rien au hasard mais procède, selon nous, d’une conception profondément liberticide de la notion de complicité.
À l’heure où notre pays présente, dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques de Paris, le visage de l’ouverture, des Lumières, de la Révolution et des droits de l’Homme, il nous revient à nous, avocats, de dénoncer ses errements.
En effet, dès la première enquête, les autorités judiciaires françaises ont autorisé des mesures d’investigations particulièrement intrusives (perquisitions, captation des données sur un serveur) en considérant que l’on pouvait désigner comme complice de tous les actes facilités par l’utilisation d’une messagerie sécurisée toute personne qui met à disposition le service de messagerie en question.
C’est ce raisonnement, qui rattache peu ou prou les responsables de la messagerie à la criminalité organisée, qui avait déjà permis à la Justice d’autoriser la pénétration d’un data center et l’installation d’un dispositif de captation des données échangées par l’ensemble des utilisateurs d’Encrochat, sans pour autant que des délits en cours de commission n’aient été précisément identifiés.
Les magistrats français pointaient alors que « le système Encrochat était utilisé exclusivement à des fins criminelles » et que « les revendeurs avaient connaissance de l’utilisation criminelle qui était faite de ces téléphones ».
On peut cependant affirmer que tel n’est pas le cas de Telegram qui permet à travers le monde, notamment à des journalistes et à des opposants politiques dans des régimes autoritaires, d’échanger en toute sécurité.
Plus dérangeant encore, plusieurs années plus tard, la procédure dirigée contre Encrochat n’a, à notre connaissance, donné lieu à aucune poursuite contre ses responsables.
Le mal est cependant fait, la mise au clair des données récupérées grâce à cette procédure ayant d’ores et déjà permis une multitude de poursuites incidentes en France et à l’étranger. Europol a d’ailleurs communiqué des chiffres impressionnants d’arrestations (plus de 6500) et de saisies liées à l’exploitation des communications obtenues, nous l’affirmons, par un détournement de procédure.
La liste des infractions pour lesquelles Pavel Durov est mis en examen, rendue publique par communiqué du Procureur de la République de Paris, fait toutefois de nouveau apparaître la complicité de plusieurs délits allant du trafic de stupéfiants à la diffusion d’images pédopornographiques.
Le tableau suivant (dans lequel figure en gras les faits commis à titre principal par des utilisateurs de Telegram) permet de constater qu’il s’agit sans surprise des faits qui font encourir à son président les plus lourdes peines, et de très loin.
Si cette conception de la complicité extensive peut s’entendre dans le sens commun (nous lisons d’ailleurs peu de médias s’en étonner), il est important de constater qu’elle ne correspond pas du tout à la complicité telle qu’elle est précisément définie par notre Droit.
L’article 121-7 du Code pénal définit en effet la complicité comme un acte volontaire, « sciemment » destiné à favoriser la réalisation d’un crime ou d’un délit identifié.
C’est d’ailleurs cette double condition, de connaissance de la réalisation à venir d’un délit et d’aide apportée malgré cela, qui fait que la complicité fait encourir à son auteur la même peine que celle prévue pour l’auteur principal.
On peut cependant tenir pour acquis que, si de nombreuses infractions sont commises par des utilisateurs de Telegram, l’administrateur du service ne peut matériellement pas avoir conscience de chacune d’entre elles et ne peut dès lors pas avoir la volonté d’aider ou de faciliter leur commission.
Au cas présent, il semblerait même que l’enquête ait été dirigée par les responsables de la messagerie elle-même après avoir refusé d’aider les autorités françaises à identifier un suspect de faits pédocriminels.
Déduire la complicité de Telegram à partir de ce seul comportement est donc juridiquement grossier ; s’agissant des autres faits figurant dans la liste, les autorités judiciaires françaises ne disent d’ailleurs rien de la façon dont elles les ont caractérisés.
Sous réserve d’éléments dont nous ne disposons pas et à moins d’une lecture révolutionnaire de la notion de complicité par la juridiction qui jugera cette affaire, il y a donc fort à parier que Pavel Durov ne sera jamais effectivement reconnu complice des crimes et délits commis par les utilisateurs de Telegram.
En définitive, cet affichage n’aura servi qu’à justifier juridiquement - et de manière totalement artificielle - le recours par les services d’enquête à des moyens d’investigations et de contrainte dérogatoires du droit commun.
Soit un nouveau détournement de procédure destiné à la collecte pure et simple de renseignements au prix, manifestement acceptable, d’une instrumentalisation du pouvoir judiciaire.
Les poursuites dont fait l’objet le co-créateur de Telegram soulèvent enfin la question de la légalité d’un service de messagerie sécurisée qui échapperait à toute possibilité de contrôle et d’intrusion de la part des polices ou de la justice française.
En effet, si la loi de 2004 a posé le principe de la liberté de l’utilisation de moyens de cryptologie, l’architecture du réseau Telegram n’est peut-être tout simplement pas compatible avec toutes les réserves prévues par le texte. Le chiffrement de bout en bout des messages échangés ne permet en effet pas, par principe, au fournisseur de ce service de coopérer avec les autorités qui solliciteraient de pouvoir surveiller les échanges, puisqu’il ne détient tout simplement pas la clé de déchiffrement des données stockées sur ses serveurs.
En tant que juristes, nous ne pouvons donc que redouter un dévoiement de la notion de complicité pour les besoins de ces différentes enquêtes, dévoiement que se sont refusés à accepter les états étrangers, pourtant moins enclin que la France à se revendiquer tous azimuts de la déclaration universelle des droits de l’homme, et qui sont au moins aussi volontaires et efficaces que les nôtres.
La disproportion des mesures mises en œuvre à l’encontre de Pavel Durov, tout comme la torsion autoritaire de nos principes juridiques fondamentaux nous semble donc appeler à un constat effrayant : celui de la volonté des autorités françaises de contrôler, par la force, toute messagerie sécurisée capable d’échapper à son contrôle.
En cela, le « pays des droits de l’homme » n’est manifestement plus celui de la liberté de communiquer.
Des messageries sécurisées et qui refusent de se livrer à une collecte de données telles que Telegram œuvrent toutefois à la protection du secret des correspondances, au droit au respect de la vie privée et à la liberté de la presse, soit autant de principes constitutionnellement garantis à tous les citoyens.
Mais après tout, la Constitution ces temps-ci …
Gabriel Vejnar, Avocat à la Cour
Romain Ruiz, Avocat à la Cour, Ancien Secrétaire de la Conférence
https://www.blast-info.fr/articles/2024/arrestation-de-pavel-durov-la-france-medaille-dor-du-detournement-de-procedure-ZwOg8eAEQ1e65ePQ_5z7Ug